Joris Lacoste met en scène à Paris Parlement et Suite n°1 «ABC», créations du collectif l’Encyclopédie de la parole, dont il est le cofondateur.
Comment est née l’Encyclopédie de la parole ?
Le
projet a vu le jour en 2007 aux Laboratoires d’Aubervilliers, dont
j’étais à l’époque codirecteur. Il est né de l’intérêt partagé d’un
groupe de personnes pour la parole sous toutes ses formes. Certains
étant plus axés sur la poésie sonore, d’autres collectionnant des cours
de philosophie au Collège de France ou enregistrant des choses très
diverses, moi-même aimant à mettre en relation des documents relevant de
contextes différents. Cela nous a amusés de comparer nos approches,
d’établir des correspondances entre nos documents sur la base de leur
forme, par exemple rapprocher un cours de Deleuze d’un commentaire
sportif.
Comment cela a-t-il fonctionné en pratique ?
La
première étape a été d’inviter à Aubervilliers des collectionneurs, ou
plutôt des collecteurs de documents sonores, ainsi que des gens
d’horizons divers : sociologues, cinéastes, journalistes… Chaque mois,
on se réunissait autour d’un critère : la cadence, les répétitions ou la
ponctuation, essayant de voir comment chacune de ces notions pouvait
associer divers enregistrements. Durant la première année, nous avons
demandé à des artistes sonores - compositeurs ou réalisateurs de radio
par exemple - de faire des montages à partir des documents réunis, ce
qui était une manière de partager ce travail, mais aussi de découvrir
des parentés entre enregistrements. Nos deux grands principes ont donc
été de garder une pluralité des registres (toutes formes de paroles) et
des pratiques en réunissant des spécialistes du théâtre, des sciences,
de la danse, de la composition.
D’où est venue l’idée de faire des spectacles à partir de cette matière ?
Elle
n’est apparue qu’au bout d’un an et demi. Au début, nous avions
seulement le projet de constituer des archives. Puis, en cherchant des
moyens de diversifier la présentation de notre travail - via des visites
guidées, des installations [à la Villa Arson, à Nice, ndlr], des jeux -, nous avons eu envie de faire un montage de certains documents et de les faire dire par un acteur. C’est devenu Parlement.
Une première version de vingt minutes a été conçue, nous avons
rencontré l’actrice Emmanuelle Lafon à cette occasion. Comme ça marchait
plutôt bien, nous avons décidé d’en faire un spectacle d’une heure, qui
a vu le jour en 2009. Ensuite, nous avons créé la chorale de
l’Encyclopédie, selon le même principe de restitution mais à plusieurs
voix, sur des durées de dix à quinze minutes. Retravaillé sur
quatre-vingt-dix minutes, ça a donné lieu à Suite n°1 «ABC».
Le public rit souvent. Ça vous choque ?
Non.
Nous rions nous-mêmes beaucoup. Mais pas forcément aux mêmes endroits.
Il y a un effet comique naturel dû aux glissements de contextes, aux
coq-à-l’âne qui s’enchaînent. Certains spectateurs nous interpellent :
mais comment des interventions de Deleuze peuvent-elles être mises en
rapport avec des choses aussi vulgaires que Secret Story ? Dans
une des premières pièces que nous avions conçues, il avait été envisagé
d’insérer un discours de Hitler, mais cela s’est révélé très difficile
car l’extrait colorait instantanément tout ce qui était venu avant ou
arrivait après. Finalement, on a mis un bout du Dictateur de Chaplin.
D’où vient la jouissance que l’on éprouve dans cette dissociation du fond et de la forme ?
Il
y a une jouissance à voir apparaître la forme de la parole. Cette
forme, c’est-à-dire la manière de parler, est d’habitude tellement
dissoute, on est si attentif au sens qu’on oublie, on n’a pas la
disponibilité pour s’intéresser à la forme. Or c’est une matière
extrêmement riche, variée, et parfois virtuose. Le texte ne charrie
qu’une fraction du sens. Dans une conversation de tous les jours, il y a
des paroles qui se chevauchent, des phrases qui restent en suspens.
C’est l’échange qui est important, la manière de reprendre la balle au
bond entre interlocuteurs, de faire dévier la conversation : on peut en
faire une partition. Et la faire interpréter par une chorale.
Peut-on complètement dissocier le fond et la forme de la parole ?
La
forme n’a souvent de sens que par rapport au fond. Dans la mise en
scène, il est nécessaire de prendre en compte le sens, ne serait-ce que
pour éviter des rapprochements malheureux. Deux extraits peuvent être
proches par la forme, mais leur rapprochement aura peut-être une
connotation embarrassante. Chaque document possède plusieurs dimensions.
En réunir plusieurs, c’est créer des rapports complexes entre ces
diverses dimensions, dont on n’a pas conscience immédiatement.
Voit-on encore apparaître de nouvelles formes de parole ?
Ma mère m’a envoyé récemment un enregistrement de la voix synthétique de son GPS.
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