mardi 8 octobre 2013

L'encyclopédie de la parole - interview Joris Lacoste - Libération 30 septembre 2013

Joris Lacoste met en scène à Paris Parlement et Suite n°1 «ABC», créations du collectif l’Encyclopédie de la parole, dont il est le cofondateur.
Comment est née l’Encyclopédie de la parole ?
Le projet a vu le jour en 2007 aux Laboratoires d’Aubervilliers, dont j’étais à l’époque codirecteur. Il est né de l’intérêt partagé d’un groupe de personnes pour la parole sous toutes ses formes. Certains étant plus axés sur la poésie sonore, d’autres collectionnant des cours de philosophie au Collège de France ou enregistrant des choses très diverses, moi-même aimant à mettre en relation des documents relevant de contextes différents. Cela nous a amusés de comparer nos approches, d’établir des correspondances entre nos documents sur la base de leur forme, par exemple rapprocher un cours de Deleuze d’un commentaire sportif.
Comment cela a-t-il fonctionné en pratique ?
La première étape a été d’inviter à Aubervilliers des collectionneurs, ou plutôt des collecteurs de documents sonores, ainsi que des gens d’horizons divers : sociologues, cinéastes, journalistes… Chaque mois, on se réunissait autour d’un critère : la cadence, les répétitions ou la ponctuation, essayant de voir comment chacune de ces notions pouvait associer divers enregistrements. Durant la première année, nous avons demandé à des artistes sonores - compositeurs ou réalisateurs de radio par exemple - de faire des montages à partir des documents réunis, ce qui était une manière de partager ce travail, mais aussi de découvrir des parentés entre enregistrements. Nos deux grands principes ont donc été de garder une pluralité des registres (toutes formes de paroles) et des pratiques en réunissant des spécialistes du théâtre, des sciences, de la danse, de la composition.
D’où est venue l’idée de faire des spectacles à partir de cette matière ?
Elle n’est apparue qu’au bout d’un an et demi. Au début, nous avions seulement le projet de constituer des archives. Puis, en cherchant des moyens de diversifier la présentation de notre travail - via des visites guidées, des installations [à la Villa Arson, à Nice, ndlr], des jeux -, nous avons eu envie de faire un montage de certains documents et de les faire dire par un acteur. C’est devenu Parlement. Une première version de vingt minutes a été conçue, nous avons rencontré l’actrice Emmanuelle Lafon à cette occasion. Comme ça marchait plutôt bien, nous avons décidé d’en faire un spectacle d’une heure, qui a vu le jour en 2009. Ensuite, nous avons créé la chorale de l’Encyclopédie, selon le même principe de restitution mais à plusieurs voix, sur des durées de dix à quinze minutes. Retravaillé sur quatre-vingt-dix minutes, ça a donné lieu à Suite n°1 «ABC».
Le public rit souvent. Ça vous choque ?
Non. Nous rions nous-mêmes beaucoup. Mais pas forcément aux mêmes endroits. Il y a un effet comique naturel dû aux glissements de contextes, aux coq-à-l’âne qui s’enchaînent. Certains spectateurs nous interpellent : mais comment des interventions de Deleuze peuvent-elles être mises en rapport avec des choses aussi vulgaires que Secret Story ? Dans une des premières pièces que nous avions conçues, il avait été envisagé d’insérer un discours de Hitler, mais cela s’est révélé très difficile car l’extrait colorait instantanément tout ce qui était venu avant ou arrivait après. Finalement, on a mis un bout du Dictateur de Chaplin.
D’où vient la jouissance que l’on éprouve dans cette dissociation du fond et de la forme ?
Il y a une jouissance à voir apparaître la forme de la parole. Cette forme, c’est-à-dire la manière de parler, est d’habitude tellement dissoute, on est si attentif au sens qu’on oublie, on n’a pas la disponibilité pour s’intéresser à la forme. Or c’est une matière extrêmement riche, variée, et parfois virtuose. Le texte ne charrie qu’une fraction du sens. Dans une conversation de tous les jours, il y a des paroles qui se chevauchent, des phrases qui restent en suspens. C’est l’échange qui est important, la manière de reprendre la balle au bond entre interlocuteurs, de faire dévier la conversation : on peut en faire une partition. Et la faire interpréter par une chorale.
Peut-on complètement dissocier le fond et la forme de la parole ?
La forme n’a souvent de sens que par rapport au fond. Dans la mise en scène, il est nécessaire de prendre en compte le sens, ne serait-ce que pour éviter des rapprochements malheureux. Deux extraits peuvent être proches par la forme, mais leur rapprochement aura peut-être une connotation embarrassante. Chaque document possède plusieurs dimensions. En réunir plusieurs, c’est créer des rapports complexes entre ces diverses dimensions, dont on n’a pas conscience immédiatement.
Voit-on encore apparaître de nouvelles formes de parole ?
Ma mère m’a envoyé récemment un enregistrement de la voix synthétique de son GPS.
 
Edouard LAUNET

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