lundi 23 avril 2012

Labo des Pratiques Scéniques de la Philosophie

Deleuze – « Ce que la voix apporte au texte… »


Qu’est-ce qu’un texte, surtout quand il est philosophique, attend de la voix de l’acteur ? Bien sûr un texte philosophique peut se présenter comme un dialogue : les concepts renvoient alors à des personnages qui les soutiennent. Mais plus profondément, la philosophie est l’art d’inventer les concepts eux-mêmes, de créer de nouveaux concepts dont nous avons besoin pour penser notre monde et notre vie. De ce point de vue, les concepts ont des vitesses et des lenteurs, des mouvements, des dynamiques qui s’étendent ou se contractent à travers le texte : ils ne renvoient plus à des personnages, mais sont eux-mêmes personnages, personnages rythmiques. Ils se complètent ou se séparent, s’affrontent, s’étreignent comme des lutteurs ou comme des amoureux. C’est la voix de l’acteur qui trace ces rythmes, ces mouvements de l’esprit dans l’espace et le temps. L’acteur est l’opérateur du texte : il opère une dramatisation du concept, la plus précise, la plus sobre, la plus linéaire aussi. Presque des lignes chinoises, des lignes vocales.
Ce que la voix révèle, c’est que les concepts ne sont pas abstraits. Les choses qui leur correspondent, ils les découpent et les recoupent de façon variable, toujours d’une nouvelle façon. Aussi les concepts ne sont-ils pas séparables d’une façon de percevoir les choses : un concept nous impose de percevoir les choses autrement. Un concept philosophique d’espace ne serait rien s’il ne nous donnait une nouvelle perception de l’espace. Et aussi les concepts sont inséparables d’affects de nouvelles manières de sentir, tout un « pathos », joie et colère, qui constitue les sentiments de la pensée comme telle. C’est cette trinité philosophique, concept-percept-affect, qui anime le texte. Il appartient à la voix de l’acteur de faire surgir les nouvelles perceptions et les nouveaux affects qui entourent le concept lu et dit.
Quand la voix de l’acteur est celle d’Alain Cuny… C’est peut être la plus belle contribution à un théâtre de lecture.
On rêve de l’Ethique de Spinoza lue par Alain Cuny. La voix est comme emportée par un vent qui pousse les vagues de démonstrations. La lenteur puissante du rythme fait place ici et là à des précipitations inouïes. Des flots, mais aussi des traits de feu. Ce qui se lève alors, ce sont toutes les perceptions sous lesquelles Spinoza nous fait saisir le monde, et tous les affects sous lesquels saisir l’âme. Un immense ralenti capable de mesurer toutes les vitesses de penser.


Gilles Deleuze, Deux régimes de fous, p. 303-304.