Marion Siéfert
L'étrange chœur du langage : Suite n°1 « ABC », Encyclopédie de la parole
Collectif qui
rassemble des personnes fascinées par l'oralité sous toutes ses formes
(poètes, metteurs en scène, linguistes, musiciens, comédiens,
plasticiens, sociologues, réalisateurs radio, cinéastes, etc.),
l'Encyclopédie de la parole proposait dans Parlement,
présenté également lors de cette édition du Festival d'Automne, de
concentrer dans le corps et la voix d'une seule comédienne (Emmanuelle
Lafon) les paroles de mille autres locuteurs. Impossible pari d'une voix
caméléon qui glissait d'une parole à l'autre et nous emportait, au
détour d'une phrase, dans un contexte radicalement éloigné du premier. Suite n°1 « ABC » inverse
cette perspective et c'est la voix multiple d'un chœur de 22 personnes,
dirigé par Nicolas Rollet, qui reproduit au plus près les
enregistrements collectés puis composés par Joris Lacoste. Extraits de
E.T., exercices de prononciation, poèmes qui comptent parmi les
classiques de la récitation scolaire, apprentissage du français, d'un
anglais mâtiné de russe, de l'accompagnement clavier de Imagine, de
l'alphabet hébreu, cours de mathématiques, master-class avec Maria
Callas, conversation lors d'un dîner entre amis, babil de deux enfants,
voix de synthèse prononçant les paroles de la chanson ABC des
Jackson Five : ce spectacle est bien une suite musicale, faite de
plusieurs pièces dont la tonalité commune est le B-A BA de notre
apprentissage du langage. Loin de se résumer à un pot-pourri de nos
différentes méthodes d'acquisition de la langue, ce projet de Joris
Lacoste en interroge subrepticement les usages et les caractéristiques
formelles, dissimulés le plus souvent dans nos pratiques linguistiques
les plus banales, quotidiennes et triviales.
Dans Suite n°1 « ABC »,
il s'agit moins de rapprocher des paroles qui n'ont, à première vue,
aucun rapport entre elles, que de briser la relation de familiarité que
nous entretenons, moins par ignorance, que par routine, au langage. Le
caractère troublant de ce spectacle tient avant tout dans le travail du
chœur, dont la précision musicale fait ressortir le caractère artistique
et fabriqué du langage : c'est la façon que Claire Chazal a de séparer
une entité syntaxique par une respiration et à l'inverse, que le
français a de réunir bizarrement les mots par des liaisons ; c'est
l'image statique d'une conversation dans un dîner entre amis, où tout le
monde parle en même temps, puis se tait, puis répète sans cesse la même
chose pour se faire entendre ; ce sont tous les tics de langage, les
bruits de bouche, les soupirs et les souffles qui apparaissent comme
amplifiés. Solipsisme de nos paroles lorsqu'elles semblent n'avoir
besoin de personne pour se dérouler.
Le trouble éprouvé devant Suite n°1 « ABC » est de ceux qui nous amènent à réajuster notre dispositif de perception. Sa force théâtrale tient en trois choses : premièrement, dans l'idée que le langage et la musique peuvent être mis en tension avec un espace ; deuxièmement, dans l'attention aigüe des choristes qui, sans chercher à jouer, sont entièrement investis par une concentration proche de celle des visages de musiciens ; troisièmement, dans des effets de miroir qui nous révèlent inopinément à nous-mêmes, spectateurs. Spatialiser la parole, c'est d'abord l'analyser, mais aussi la décupler ou en extraire la vérité déformée. Ainsi, une scène d'accouchement est représentée de la façon suivante : un chœur assis comme dans un wagon sur des montagnes russes dit la femme qui accouche, un duo endosse le médecin, trois autres choristes font le père et un autre, isolé, est l'enfant. Dans les projets de l'Encyclopédie de la parole, il n'est jamais question d'interpréter les voix, de les investir d'une intention, mais au contraire, d'effacer toute velléité de jeu derrière la tâche difficile de reproduire au plus près un document réel. Quand il s'agit du bégaiement d'un enfant posant une question, la tâche se révèle si difficile, que le duo chargé de la restitution s'y reprend à plusieurs fois : des gestes incontrôlés surgissent, des rires fusent, la concentration lâche et se resserre. C'est alors tout un processus de travail qui nous est donné à voir, dans ses dimensions ludiques, enfantines et joyeuses.
Si le trouble naît de ce plaisir des comédiens que l'on peut partager dans un grand éclat de rire, il surgit également au travers d'effets de miroir, dans lesquels le public se reconnaît avec la fulgurance brusque que possède l'apparition inattendue de sa propre image dans une vitre. Des applaudissements qui ne veulent pas s'arrêter et auxquels les comédiens répondent par des « thank you » lassés. Le rang des choristes qui s'avancent soudainement et semblent nous interpeller avec une brutale frontalité. Un « demandez le programme » entonné en canon. Parfois, une voix s'élève du fond de la scène et donne la réplique au chœur. À la chorale sur scène, répond celle des oreilles de la salle, dont les voix du plateau colorent les visages. Si parler a une forme, écouter en a mille autres.
Suite n°1 « ABC » , du 19 au 23 novembre au Nouveau Théâtre de Montreuil, dans le cadre du Festival d'Automne.
Le trouble éprouvé devant Suite n°1 « ABC » est de ceux qui nous amènent à réajuster notre dispositif de perception. Sa force théâtrale tient en trois choses : premièrement, dans l'idée que le langage et la musique peuvent être mis en tension avec un espace ; deuxièmement, dans l'attention aigüe des choristes qui, sans chercher à jouer, sont entièrement investis par une concentration proche de celle des visages de musiciens ; troisièmement, dans des effets de miroir qui nous révèlent inopinément à nous-mêmes, spectateurs. Spatialiser la parole, c'est d'abord l'analyser, mais aussi la décupler ou en extraire la vérité déformée. Ainsi, une scène d'accouchement est représentée de la façon suivante : un chœur assis comme dans un wagon sur des montagnes russes dit la femme qui accouche, un duo endosse le médecin, trois autres choristes font le père et un autre, isolé, est l'enfant. Dans les projets de l'Encyclopédie de la parole, il n'est jamais question d'interpréter les voix, de les investir d'une intention, mais au contraire, d'effacer toute velléité de jeu derrière la tâche difficile de reproduire au plus près un document réel. Quand il s'agit du bégaiement d'un enfant posant une question, la tâche se révèle si difficile, que le duo chargé de la restitution s'y reprend à plusieurs fois : des gestes incontrôlés surgissent, des rires fusent, la concentration lâche et se resserre. C'est alors tout un processus de travail qui nous est donné à voir, dans ses dimensions ludiques, enfantines et joyeuses.
Si le trouble naît de ce plaisir des comédiens que l'on peut partager dans un grand éclat de rire, il surgit également au travers d'effets de miroir, dans lesquels le public se reconnaît avec la fulgurance brusque que possède l'apparition inattendue de sa propre image dans une vitre. Des applaudissements qui ne veulent pas s'arrêter et auxquels les comédiens répondent par des « thank you » lassés. Le rang des choristes qui s'avancent soudainement et semblent nous interpeller avec une brutale frontalité. Un « demandez le programme » entonné en canon. Parfois, une voix s'élève du fond de la scène et donne la réplique au chœur. À la chorale sur scène, répond celle des oreilles de la salle, dont les voix du plateau colorent les visages. Si parler a une forme, écouter en a mille autres.
Suite n°1 « ABC » , du 19 au 23 novembre au Nouveau Théâtre de Montreuil, dans le cadre du Festival d'Automne.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire