Première station : Une chorale
s’installe sur scène et la parole commence à jouer. Modulée par la
gestuelle d’un chef d’orchestre installé parmi le public, la parole fait
entendre sa pulsation. Les voix se croisent, se superposent, se
multiplient. Indistinctes, elles offrent les possibilités du dire de
plusieurs singularités qui prennent un sens dans le collectif, comme à
vouloir souligner la force de ce souffle, sa mobilité, sa diversité, sa
vivacité et en même temps la précarité de l’un face au multiple. Ce mouvement se propage dans La Maison de la Poésie, s’élève, retentit dans le public, devient murmure, se tait. Deuxième station : Des techniciens installent une table, s’occupent de la sonorisation. Un work in progress qui appelle l’entrée en scène de Lionel Ruffel, auteur de Brouhaha.
La rigueur de l’essai et de sa recherche entrent ainsi en résonance
avec les performances artistiques de la soirée. La conférence débute,
Lionel Ruffel rappelle quelles sont les « stations » qui ont
accompagné la mise en place, toujours mouvante, de sa théorie du
contemporain sans pour autant trop vouloir s’attarder sur le théorique
préférant à cette occasion retracer concrètement les moments de son
étude.
Il est fondamental de saisir d’abord que « contemporain »
est à concevoir en tant que substantif et non comme adjectif. Ce n’est
pas l’art contemporain, la littérature contemporaine, l’architecture
contemporaine qui sont ses objets, mais l’advenir et le devenir de leur
co-temporalité. Si bien que les catégories historico-esthétiques en sont
bouleversées : le contemporain demande l’abandon de vieilles
représentations historiques pour une représentation d’abord linéaire,
séquentielle, successive de l’histoire puis pour une vision de la
superposition des temporalités.
Lionel Ruffel accompagne ainsi le spectateur à la lecture de sa
publication, avec finesse, modestie, drôlerie et sympathie. Il saura
même emprunter à un co-rédacteur du magazine en ligne Diacritik,
une parlure désormais célèbre sur les réseaux, et donc de citer « Quant
tout à coup, dirait Johan Faerber » pour enchainer ensuite sur un
résonnement. Le temps et les médias étant une dialectique de taille pour
l’étude du phénomène de la contemporanéité notamment parce que deux
milliards de gens, nous dit Ruffel, publient tous les jours quelque
chose. Du temps à l’espace, l’enquête suit son cours. Et nous dévoile,
cet espace que déjà Foucault, en visionnaire, percevait comme le lieu de
la simultanéité et de la juxtaposition. C’est le tournant spatial de la
pensée, des pratiques artistiques. Et la géographie ne sera pas là pour
centraliser mais pour décentraliser sans cesse, pour donner le
mouvement d’un montage continu dans le discontinu. Si bien que le
spectateur/auditeur comprend pourquoi la modernité ne peut être la
dynamique de cette recherche qui la met hors jeu : parce qu’elle est
sans cesse décadrée et surtout, débordée. Encore que la modernité
appelait déjà l’illimité et l’infini et déclarait la mort de l’auctorialité
pour clamer la primauté du collectif. Mais le monde a changé depuis les
premiers romantiques allemands et puis Blanchot, il s’est mondialisé
plus qu’internationalisé. Le brouhaha appelle à rester connecté. Troisième station : la performance en duo d’Emmanuelle Pireyre
— dont l’œuvre traverse de part en part l’essai de Lionel Ruffel — et
de Toog, fait en effet partager au spectateur cette connexion en
superposition et sans confins. On citera ici un passage de « Fictions
documentaires » d’Emmanuelle Pireyre que Lionel Ruffel prend comme
exemple même d’un art poétique / art théorique du contemporain : « D’une
part le monde met le son plus fort, si bien que des pluies de données
se déversent en masse dans nos intérieurs, mais d’autre part ces
milliers de données ne nous sont pas livrées brutes et sont impropres à
l’absorption immédiate, car emballées ; le déballage de paquets
constitue une bonne partie de nos activités d’écriture. ». Dès lors
Emmanuelle Pireyre et Toog jouent à déjouer tous les systèmes de la
parole et de l’écriture. Ping-pong ou tennis, le duo nous fait sauter
d’un sujet à l’autre, des OGM aux sauterelles, de la Bible à Faulkner,
de la poésie aux staphylocoques. La chansonnette sur les moustiques et
les grenouilles fait écho à un schéma complexe où tout est relation.
C’est la mise en perspective des répercussions de la singularité sur la multitude : « Tu manges un glaçon à Mexico » « Et je frissonne à Toronto ». Une performance work in progress, de vidéos iront s’ajouter bientôt à ce jeu du déjouement. Quatrième station : Mazen Kerbaj continue de faire partager
au spectateur l’expérience du décloisonnement. La trompette sort de son
périmètre, elle émet ainsi des sons qui convoquent les plusieurs
possibilités du souffle. C’est ainsi qu’un tube d’arrosage servira à
prolonger ses sonorités modulées et modulables. L’instrument de musique
rencontre les objets les plus divers et variés pour rejoindre la planète
brouhaha. Cinquième station : Chloé et Jérôme Game plongent, quant à
eux, le spectateur dans un univers de sons et de mots. L’électronique se
joint à la pratique plastique de la parole pour mettre en scène un tour
virtuel du monde. Le brouhaha flotte dans l’air. Bons baisers du
Contemporain.
Lionel Ruffel, Brouhaha. Les mondes du contemporain, éditions Verdier, 2016, 212 p., 15,80 € — Lire un extrait en pdf