Deleuze – « Ce que la voix apporte au
texte… »
Qu’est-ce qu’un texte, surtout quand il est philosophique,
attend de la voix de l’acteur ? Bien sûr un texte philosophique peut se
présenter comme un dialogue : les concepts renvoient alors à des
personnages qui les soutiennent. Mais plus profondément, la philosophie est
l’art d’inventer les concepts eux-mêmes, de créer de nouveaux concepts dont
nous avons besoin pour penser notre monde et notre vie. De ce point de vue, les
concepts ont des vitesses et des lenteurs, des mouvements, des dynamiques qui
s’étendent ou se contractent à travers le texte : ils ne renvoient plus à
des personnages, mais sont eux-mêmes personnages, personnages rythmiques. Ils
se complètent ou se séparent, s’affrontent, s’étreignent comme des lutteurs ou
comme des amoureux. C’est la voix de l’acteur qui trace ces rythmes, ces
mouvements de l’esprit dans l’espace et le temps. L’acteur est l’opérateur du
texte : il opère une dramatisation du concept, la plus précise, la plus
sobre, la plus linéaire aussi. Presque des lignes chinoises, des lignes
vocales.
Ce que la voix révèle, c’est que les concepts ne sont pas
abstraits. Les choses qui leur correspondent, ils les découpent et les
recoupent de façon variable, toujours d’une nouvelle façon. Aussi les concepts
ne sont-ils pas séparables d’une façon de percevoir les choses : un
concept nous impose de percevoir les choses autrement. Un concept philosophique
d’espace ne serait rien s’il ne nous donnait une nouvelle perception de
l’espace. Et aussi les concepts sont inséparables d’affects de nouvelles
manières de sentir, tout un « pathos », joie et colère, qui constitue
les sentiments de la pensée comme telle. C’est cette trinité philosophique,
concept-percept-affect, qui anime le texte. Il appartient à la voix de l’acteur
de faire surgir les nouvelles perceptions et les nouveaux affects qui entourent
le concept lu et dit.
Quand la voix de l’acteur est celle d’Alain Cuny… C’est
peut être la plus belle contribution à un théâtre de lecture.
On rêve de l’Ethique de Spinoza lue par Alain Cuny. La voix
est comme emportée par un vent qui pousse les vagues de démonstrations. La
lenteur puissante du rythme fait place ici et là à des précipitations inouïes.
Des flots, mais aussi des traits de feu. Ce qui se lève alors, ce sont toutes
les perceptions sous lesquelles Spinoza nous fait saisir le monde, et tous les
affects sous lesquels saisir l’âme. Un immense ralenti capable de mesurer
toutes les vitesses de penser.
Gilles
Deleuze, Deux régimes de fous, p. 303-304.